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La mécanique de la banquise

Dossier
Paru le 30.11.2023
Climat : le défi du siècle

La mécanique de la banquise

25.08.2021, par
Mis à jour le 02.11.2021
Banquise en fragmentation sur la côte nord-est du Groenland, entre la localité d'Ittopportoormiit et la station marine de Daneborg.
Les grands modèles climatiques sont basés sur une imbrication de modèles plus spécifiques, en constante interaction. Mais ceux décrivant le comportement de la banquise se sont révélés obsolètes... des chercheurs en façonnent de nouveaux, à l’aide de concepts issus de la mécanique.

Entre 1994 et 2017, la planète Terre a perdu 28 000 milliards de tonnes de glace (article en anglais). Cette fonte catastrophique, alimentée par le changement climatique, prend différentes formes. Si la banquise ne représente qu’une petite partie de cette perte, surtout en comparaison aux calottes glaciaires bien plus épaisses, son déclin joue un rôle important sur le climat des hautes latitudes : elle sert en effet d’isolant entre l’océan et l’atmosphère.

Des mécanismes propres 

De plus, la banquise, constituée d’eau de mer gelée, ne présente pas les mêmes caractéristiques que les glaciers ou le pergélisol, le sol gelé en permanence. Elle est aussi soumise à des efforts spécifiques, comme les vents et les courants marins, qui entraînent sa dérive, sa déformation et sa fracturation. La banquise se dégrade donc différemment. « Si on aborde la fonte de la banquise sans tenir compte des dynamiques et de la mécanique spécifiques à la glace d’eau de mer, on ne peut absolument pas comprendre le phénomène, appuie Jérôme Weiss, directeur de recherche CNRS à l’Institut des sciences de la Terre1 (ISTerre) et médaille d’argent du CNRS en 2021. On sous-estime alors l’ampleur et l’évolution de la dégradation de la banquise, que ce soit sur quelques années ou sur plusieurs décennies.2 »

Image satellite SPOT (dans le visible) d'une fraction de la banquise arctique, prise en Avril 1996 au nord de l'archipel nord-canadien. On distingue nettement une faille fraîchement formée au sein de laquelle la banquise est fortement fragmentée, facilitant de grandes déformations le long de cette faille.
Image satellite SPOT (dans le visible) d'une fraction de la banquise arctique, prise en Avril 1996 au nord de l'archipel nord-canadien. On distingue nettement une faille fraîchement formée au sein de laquelle la banquise est fortement fragmentée, facilitant de grandes déformations le long de cette faille.

Les grands modèles climatiques reposent sur toute une série de modèles plus spécifiques interagissant entre eux. Ceux-ci peuvent représenter les courants marins, le vent, les réactions des polluants et des gaz à effet de serre dans l’atmosphère… et aussi, donc, les mécanismes propres à la banquise. « Le schéma classique de modélisation rhéologique de la banquise ne fonctionne malheureusement pas correctement, car il n’est pas basé sur la bonne physique, souligne Jérôme Weiss. Mais c’est bien gentil de le dire, il faut proposer autre chose en retour. De plus, ceux qui ont conçu ces modèles, dans les années 1970, ne disposaient ni des données ni des moyens numériques auxquels nous avons à présent accès. »

Des données recueillies en milieu extrême

Les données utilisées pour étudier le comportement de la banquise proviennent de deux grandes sources, issues de campagnes scientifiques souvent compliquées par l’immensité et les conditions extrêmes de l’Arctique et de l’Antarctique. D’abord, des bouées fixées sur la glace de mer envoient des coordonnées GPS tandis qu’elles dérivent avec la banquise. Elles captent également des informations météorologiques comme la température de l’air ou la vitesse du vent. Ensuite, de manière plus ponctuelle, d’autres équipes placent des capteurs de contrainte en forant la glace. Ces tubes enregistrent la compression et la déformation de la banquise. Jérôme Weiss et ses collègues de l’ISTerre développent en parallèle des études sismologiques de la banquise, mais ces travaux souffrent de devoir déployer des instruments coûteux et fragiles face à la rudesse des conditions arctiques.

La goélette Tara enchâssée dans la banquise arctique lors de sa dérive transpolaire, en avril 2007.
La goélette Tara enchâssée dans la banquise arctique lors de sa dérive transpolaire, en avril 2007.

Le voilier Tara, qui était à l’origine consacré à l’exploration des pôles sous l’impulsion de Jean-Louis Étienne, a en tout cas fourni les meilleures données sur la mécanique de la banquise. La goélette a navigué au nord de la Sibérie pour se laisser volontairement prendre dans les glaces, puis a dérivé avec elles pendant un an et demi, jusqu’à atteindre le détroit de Fram qui sépare le Groenland du Svalbard.

Balise GPS et station sismologique installées sur la banquise arctique en avril 2007, à proximité de la goélette Tara (visible au loin). Ces instruments ont permis de suivre la déformation ainsi que la fracturation (par l'intermédiaire des tremblements de glace) de la banquise.
Balise GPS et station sismologique installées sur la banquise arctique en avril 2007, à proximité de la goélette Tara (visible au loin). Ces instruments ont permis de suivre la déformation ainsi que la fracturation (par l'intermédiaire des tremblements de glace) de la banquise.

Les équipes à bord du navire sont ainsi restées à proximité des capteurs pour assurer leur maintenance, obtenant davantage d’informations qu’en les abandonnant à la merci d’un environnement hostile.
« Le principe de base de la mécanique des solides est d’étudier les liens entre les contraintes appliquées à un objet et les déformations qu’il subit, et ainsi d’établir un modèle rhéologique, décrit Jérôme Weiss. La combinaison de différentes bases de données prises sur le terrain nous aide justement à le faire. » La façon dont les balises se dispersent au cours du temps permet en effet d’établir un véritable champ de déformation. Reste à rassembler ces informations pour développer un modèle rhéologique utilisable.

Un premier schéma de modélisation

« Je ne suis pas à la base un modélisateur, j’ai donc dû collaborer avec des mathématiciens pour surmonter certains problèmes ardus, précise Jérôme Weiss. C’est grâce à différents doctorants que nous avons pu développer notre premier schéma de modélisation de la mécanique de la glace de mer, testé et validé par les observations sur le terrain3. » Il n’a cependant pas encore été implémenté dans des modèles climatiques à cause de difficultés numériques et conceptuelles. Les chercheurs sont en effet souvent limités par la puissance de calcul que réclament les simulations les plus détaillées. Elles doivent malgré tout respecter les résolutions et contraintes des modèles dans lesquelles on souhaite les insérer.

Si les glaciers et les calottes polaires s’écoulent, sous l’effet de leur propre poids, de manière très lente et relativement homogène dans le temps et l’espace, la banquise est bien plus difficile à modéliser. Elle est constamment parcourue de fractures qui apparaissent et se referment. L’ouverture de telles fractures forme des chenaux d’eau libre, qui peuvent ensuite regeler, formant une nouvelle glace qui est moins épaisse et ne présente pas les mêmes propriétés que la banquise alentour. La fermeture de ces chenaux et la compression des plaques de glace peuvent également faire jaillir des crêtes de plusieurs mètres de large et d’épaisseur, bien connues des explorateurs des pôles qui effectuent parfois de longs détours pour les contourner.

Photo montrant des fractures ("leads" dans la terminologie spécifique) récemment ouvertes au sein de la banquise, au printemps 2007 à proximité de la goélette Tara. Elle illustre un regel partiel du lead.
Photo montrant des fractures ("leads" dans la terminologie spécifique) récemment ouvertes au sein de la banquise, au printemps 2007 à proximité de la goélette Tara. Elle illustre un regel partiel du lead.

« Une modélisation exacte des effets des fractures et crêtes de compression aurait demandé une puissance de calcul irréaliste, poursuit de Jérôme Weiss. Nous avons choisi d’utiliser la mécanique de l’endommagement, défini comme la dégradation des propriétés élastiques d’un matériau. » La déformation de la banquise est ainsi interprétée comme un amollissement moyen de celle-ci, où les endroits les plus mous, et donc les plus endommagés, correspondent aux fractures. Ces éléments ne supportent pas les efforts qui sont appliqués à la banquise et les redistribuent aux alentours : la rupture se propage alors de proche en proche.

Vers une transposition aux grands modèles climatiques

« Nous générons quelque chose qui colle aux observations satellites et de terrain, avec une résolution de l’ordre du kilomètre », se réjouit Jérôme Weiss. Deux de ses anciens étudiants ont d’ailleurs récemment obtenu un financement de 10 millions de dollars, de la part d’une fondation américaine, afin de proposer un nouveau schéma qui sera directement transposable aux modèles climatiques. D’ici là, ces travaux vont également servir à d’autres questions que les effets du changement climatique. Jérôme Weiss dirige en effet l’équipe mécanique des failles de l’ISTerre, où l’on s’intéresse a priori davantage à la croûte terrestre et à la tectonique des plaques qu’à la fonte des glaces. Ces sujets ont fourni des outils cruciaux pour aborder les paramètres mécaniques de la dégradation de la banquise, et sont alimentés en retour par ces résultats, car ces domaines présentent de fortes similitudes.

Modélisation de l'endommagement (à g.), de la concentration de glace (c.) et des vitesses de dérive (à d.) au sein de la banquise au niveau du détroit de Nares séparant l'île d'Ellesmere (à l'ouest) du nord du Groenland (à l'est), à partir d'un nouveau modèle rhéologique de type "Maxwell-Elasto-Fragile".
Modélisation de l'endommagement (à g.), de la concentration de glace (c.) et des vitesses de dérive (à d.) au sein de la banquise au niveau du détroit de Nares séparant l'île d'Ellesmere (à l'ouest) du nord du Groenland (à l'est), à partir d'un nouveau modèle rhéologique de type "Maxwell-Elasto-Fragile".

« La principale différence tient à l’ordre de grandeur de la vitesse : la banquise peut se déplacer autant en un mois qu’une plaque tectonique le ferait en plusieurs millions d’années, précise Jérôme Weiss. L’avantage, c’est que nous pouvons ainsi étudier sur la banquise des phénomènes trop lents pour être observés sur les plaques. » L’équipe de scientifiques tente depuis d’adapter la modélisation de la banquise à celle des plaques tectoniques, en particulier celles dites de subduction : des plaques océaniques qui plongent sous des plaques continentales.

Pendant ce temps, les efforts se poursuivent afin que les schémas de dégradation et de fonte de la banquise puissent s’intégrer dans les grands modèles climatiques. De quoi affiner des prédictions sur les effets catastrophiques du changement climatique. ♦

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Notes
  • 1. Unité CNRS/Université Savoie Mont-Blanc/IRD/Université Grenoble Alpes.
  • 2. Rampal, P., J. Weiss, C. Dubois, J.M. Campin, IPCC climate models do not capture Arctic sea ice drift acceleration: Consequences in terms of projected sea ice thinning and decline, J. Geophys. Res., 116, C00D07, 2011. https://doi.org/10.1029/2011JC007110
  • 3. V. Dansereau, J. Weiss, P. Saramito and P. Lattes, "A Maxwell-Elasto-Brittle rheology for sea ice modeling", The Cryosphere, 10, 1339-1359, 2016. https://doi.org/10.5194/tc-10-1339-2016
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Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.

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