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«  La transition écologique ne pourra se faire qu’avec des réseaux intelligents  »

«  La transition écologique ne pourra se faire qu’avec des réseaux intelligents  »

24.03.2023, par
Prototype de capteur magnétique capable de mesurer sans contact du courant électrique. Cette méthode innovante de mesure des paramètres électriques (courant, déphasage et fréquence) est nécessaire au développement des smart grids.
Les capteurs et les intelligences artificielles s’invitent dans les réseaux électriques, formant des réseaux plus « intelligents » aussi appelés smart grids. Le chercheur Nouredine Hadjsaid nous explique les enjeux et les défis posés par ces nouveaux systèmes chargés d’optimiser l’équilibre entre production et consommation d’électricité.

Dans les réseaux électriques, à quels problèmes veulent répondre les smart grids, c’est-à-dire les réseaux intelligents ?
Nouredine Hadjsaid1.
Précisons déjà une chose : les réseaux électriques sont vitaux pour les économies modernes et sont considérés comme le système le plus complexe jamais construit par l’être humain. Le réseau français représente près d’un million et demi de kilomètres de lignes et de câbles électriques, soit plus de trois fois la distance entre la Terre et la Lune, interconnectés avec l’ensemble du réseau européen. Il est gouverné par des lois physiques immuables qui exigent un équilibre à chaque instant entre ce qui est produit et ce qui est consommé. La rupture d’un tel équilibre peut provoquer un black-out.

Le réseau français représente près d’1,5 million de km de lignes et de câbles électriques, soit plus de trois fois la distance entre la Terre et la Lune.

Le réseau électrique est basé sur le vecteur énergétique « électricité », qui a des qualités uniques en termes de flexibilité, de versatilité, de transport et de distribution, mais il ne se stocke pas à large échelle. Ainsi, lorsque vous appuyez sur un interrupteur, l’énergie est produite en temps réel. Les moyens de production doivent être flexibles pour intervenir instantanément et de manière coordonnée.

Le réseau doit en plus garder une marge de sécurité opérationnelle pour prendre en compte divers aléas, comme les tempêtes ou des pics soudains de consommation. C’est la seule industrie au monde qui fonctionne avec de telles contraintes.

À Toulouse, un réseau électrique intelligent à l’échelle d’une zone d’activité économique : installations de production d’énergies renouvelables, moyens de stockage à faible impact environnemental et système de gestion technique centralisée.
À Toulouse, un réseau électrique intelligent à l’échelle d’une zone d’activité économique : installations de production d’énergies renouvelables, moyens de stockage à faible impact environnemental et système de gestion technique centralisée.

La complexité du système s’est ensuite accrue avec l’arrivée des énergies renouvelables. La consommation française effectue des pointes à 100 gigawatts, ce qui équivaut à une centaine de tranches nucléaires, qui sont, elles, parfaitement pilotables. Les énergies renouvelables sont théoriquement capables de fournir un peu moins d’un tiers de ce pic. Elles représentent cependant plus de 500 000 unités réparties sur tout le territoire, dont on ne pilote pas vraiment la production qui, dans le cas du solaire ou de l’éolien, dépend en plus des conditions météorologiques. Leur intégration constitue donc un chantier phénoménal. Enfin, le développement des véhicules électriques ajoute autant de charges mobiles dont il faut prévoir où et quand elles vont consommer de l’énergie. Seuls les réseaux intelligents parviendront à gérer la complexité de la transition énergétique.
 
Quelles sont les caractéristiques d’un réseau intelligent ?
N. H. En premier lieu, la résilience du système. Celle-ci demande de disposer de modèles de représentation sur différentes échelles de temps et incluant les dynamiques induites. Du point de vue opérationnel, il faut contrôler la chaîne de pilotage en temps réel : mesurer, analyser, décider et communiquer. Pour certaines parties du réseau, déjà bien instrumentées, cela passe par la maîtrise de la fiabilité des milliers de mesures à l’échelle de la seconde. Pour les autres, il faut installer suffisamment de capteurs et reconstruire l’observabilité de l’ensemble du réseau en temps réel à partir de peu de mesures.

Le projet pilote Nice Grid teste l’intégration du photovoltaïque dans le réseau électrique de quartiers résidentiels à l’aide d’un smart grid. Les résultats sont encourageants à l’exception du pilotage à distance des batteries individuelles, en raison de la présence de trop nombreux outils et prototypes de communication.
Le projet pilote Nice Grid teste l’intégration du photovoltaïque dans le réseau électrique de quartiers résidentiels à l’aide d’un smart grid. Les résultats sont encourageants à l’exception du pilotage à distance des batteries individuelles, en raison de la présence de trop nombreux outils et prototypes de communication.

Les données extraites nourrissent des modèles prédictifs complexes, éventuellement renforcés par de l’intelligence artificielle, afin d’optimiser le fonctionnement global du réseau. Compte tenu de la nécessité de maintenir en permanence l’équilibre dans un contexte de plus en plus complexe et incertain, les systèmes de décision doivent s’appuyer sur de l’intelligence distribuée avec divers degrés d’analyse et de décisions autonomes, tout en se coordonnant avec des systèmes centralisés indispensables pour l’optimisation globale. C’est un énorme chantier.
 
Quelles sont les principales difficultés rencontrées ?
N. H. Pour leur observabilité et leur pilotage, les réseaux intelligents sont liés à des systèmes d’information et de communication. Nous faisons donc face à des systèmes de systèmes. Il faut disposer de modèles multiphysiques et d’observabilité. L’impossibilité d’installer des capteurs sur tout le réseau de distribution nous oblige à obtenir la description la plus fiable à partir d’un nombre limité de points. J’aime bien dire que cela revient à reconstruire une image en 4K (en ultra haute définition, soit 3 840 x 2 160 pixels, Ndlr), à partir de quelques pixels.

Nous devons prendre en compte les modèles des pays voisins auxquels notre réseau est interconnecté, comme l’Allemagne ou la Belgique, eux-mêmes interconnectés à d’autres pays et ainsi de suite.

Nous voulons également développer des systèmes autonomes et réactifs, mais aussi maîtrisables et sécurisés, capables de faire face à des variabilités accrues. Nous devons ainsi prendre en compte les modèles des pays voisins auxquels notre réseau est interconnecté, comme l’Allemagne ou la Belgique, eux-mêmes interconnectés à d’autres pays et ainsi de suite. Tous sont soumis à des aléas extérieurs susceptibles d’affecter notre réseau. Nous avons de plus besoin de nouveaux modèles de planification, intégrant les incertitudes croissantes, tout en maîtrisant les investissements qui constituent des montants colossaux.

Tout cela représente une tâche titanesque, il nous faudra des dizaines d’années de recherches pour y répondre.
 
Les réseaux intelligents ouvrent-ils des solutions pour les économies d’énergie ?
N. H. Ils facilitent la participation des consommateurs, avec le concept du « consomm’acteur ». Ils peuvent être équipés de systèmes de production ou de stockage d’énergie, comme des panneaux solaires, voire de véhicules électriques. Le consomm’acteur devient donc une source de flexibilité, avec les compteurs intelligents comme briques essentielles.

Conçus et déployés par Enedis, principal gestionnaire du réseau électrique de distribution en France, les compteurs Linky (ici au centre de tests européen) sont équipés d’un système communicant qui mesure en temps réel la consommation électrique d’un foyer.
Conçus et déployés par Enedis, principal gestionnaire du réseau électrique de distribution en France, les compteurs Linky (ici au centre de tests européen) sont équipés d’un système communicant qui mesure en temps réel la consommation électrique d’un foyer.

Via le courant porteur en ligne (CPL), que le grand public utilise pour étendre son réseau internet domestique à travers les prises électriques, et un compteur intelligent, le réseau peut communiquer avec les différents appareils électriques qui y sont branchés. Cela fonctionne aussi avec d’autres méthodes, comme la 5G. Certaines technologies accèdent par exemple aux chauffe-eau ou aux réfrigérateurs pour les éteindre brièvement, tout en préservant le confort du consommateur. Enfin, une meilleure connaissance de la consommation facilite les économies d’énergie.
 
Comment la recherche étudie-t-elle les réseaux intelligents ?
N. H. Je considère trois principales catégories d’approches. D’abord, la modélisation permet de comprendre ce qu’il se passe dans des systèmes dont on n’observe directement qu’une infime partie. Il s’y déroule des phénomènes non linéaires, avec des dynamiques complexes et des rétroactions. Les modèles aident à décrire tout cela, puis à proposer des solutions, notamment en adaptant l’architecture du réseau ou en concevant de nouveaux modes de pilotage.

Dans un deuxième temps, ces résultats doivent être validés sur des plateformes expérimentales physiques, utilisant de véritables objets technologiques. Au G2Elab, nous partageons par exemple avec l’École nationale supérieure de l’énergie, l’eau et l’environnement (ENSE3) le centre Production réseau d’énergie distribué (Predis), qui consacre 2 000 m² à la démonstration sur la gestion intelligente de l’énergie. Ces travaux peuvent d’ailleurs être couplés avec des modèles tels que des jumeaux numériques (modèles virtuels d'objets physiques, Ndlr). Enfin, nous collaborons directement avec les acteurs du monde socio-économique pour mieux comprendre les problèmes auxquels ils sont confrontés, puis tester sur le terrain les solutions qui ont passé les étapes précédentes.
 

À Chicago, un homme vérifie la borne de recharge de véhicules électriques. Conçue sur une infrastructure de réseau intelligent, la station transforme la lumière du Soleil en électricité qui est stockée dans un groupe de batteries à proximité, jusqu’à ce que le prochain propriétaire de véhicule électrique se branche pour le recharger.
À Chicago, un homme vérifie la borne de recharge de véhicules électriques. Conçue sur une infrastructure de réseau intelligent, la station transforme la lumière du Soleil en électricité qui est stockée dans un groupe de batteries à proximité, jusqu’à ce que le prochain propriétaire de véhicule électrique se branche pour le recharger.

Quels travaux menez-vous personnellement ?
N. H. Je m’intéresse principalement à la résilience des systèmes. Je crée des modèles pour identifier les vulnérabilités sur des architectures complexes et évolutives. Je développe également des architectures de réseaux qui intègrent mieux les énergies renouvelables et les nouveaux usages. J’ai aussi étudié le pilotage des réseaux grâce à des onduleurs équipés d’intelligences artificielles, pour mieux faire face à la baisse de l’inertie globale du système due aux énergies renouvelables. Ces dispositifs, particulièrement importants dans les systèmes photovoltaïques, génèrent des courants alternatifs à partir de sources continues. Leur optimisation permettrait de limiter les besoins en stockage d’énergie. Enfin, j’ai travaillé sur des méthodes pour identifier les meilleurs endroits où placer des capteurs afin d’améliorer l’observabilité du réseau.

L’intelligence artificielle a permis des bonds allant jusqu’à 70 % d’efficacité en plus sur la qualité des estimations de la consommation.

Plus généralement, je suis très soucieux du renforcement des liens entre la recherche académique et le monde industriel. Avec mes nombreuses fonctions, je suis en contact avec des centaines d’industriels, différents ministères, la Commission de régulation de l’énergie ou encore l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie. Ces partenariats vertueux ouvrent aux chercheurs l’accès à un vaste panel de données de première main, essentielles pour innover et construire des modèles fiables. Cela fait également remonter les besoins et les verrous auxquels le secteur de l’énergie est concrètement confronté.

Au-delà de mes travaux, les avancées actuelles concernent principalement les systèmes de pilotage et l’intégration des énergies renouvelables. L’intelligence artificielle a permis des bonds allant jusqu’à 70 % d’efficacité en plus sur la qualité des estimations de la consommation, tandis que les chercheurs développent des systèmes toujours plus flexibles et réactifs. Nous disposons en tout cas d’un champ de recherche extraordinaire et d’une forte collaboration avec la globalité du secteur de l’énergie, en particulier face à l’indispensable intensification de l’électrification pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. ♦

Notes
  • 1. Nouredine Hadjsaid est professeur des universités à l’Institut d’ingénierie et de management de l’université Grenoble Alpes et directeur du Laboratoire de génie électrique de Grenoble (G2Elab, CNRS/Université Grenoble Alpes). Il est également directeur de la chaire industrielle d’excellence Enedis sur les smart grids, titulaire de la chaire Intelligence artificielle de l’Institut MIAI (Multidisciplinary institute in artificial intelligence) et préside le conseil scientifique de Think Smartgrids.
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Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.

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