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Vers une histoire acoustique et phonique du théâtre

Vers une histoire acoustique et phonique du théâtre

30.04.2020, par
Théâtre de l'Athénée (Théâtre Louis Jouvet), 2013.
Des chercheurs du CNRS se sont associés à la Bibliothèque nationale de France pour nous faire (re)découvrir les voix oubliées de la scène théâtrale francophone de la seconde moitié du XXe siècle. Partez à l’écoute de ces archives de la parole à travers le site Entendre le théâtre.

En 1957, le Théâtre national populaire du Palais de Chaillot invitait ses spectateurs à remplir un questionnaire et y inscrire leur placement. Une rubrique « son », récemment ajoutée, témoignait de l’attention accordée par Jean Vilar et son équipe à l’écoute et ses conditions techniques dans l’expérience théâtrale. Ils savaient, aussi, qu’elles n’expliquaient pas tout. « L’écoute d’un spectacle reste mystérieuse et ne peut être reproduite car elle comporte de multiples dimensions, individuelles comme culturelles, explique Marie-Madeleine Mervant-Roux, directrice de recherche émérite au CNRS, qui a piloté le projet Echo1 associant des spécialistes en études théâtrales et des acousticiens. Ses facteurs objectifs eux-mêmes, à commencer par l’acoustique du lieu, ne sont pas faciles à reconstituer ».

Alors, comment faire revivre les spectacles du passé ? Tirant de leur sommeil de très nombreux enregistrements de représentations en public conservés au département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France (BnF), et étudiant les salles disparues ou transformées où ces enregistrements avaient été réalisés, les chercheurs ont exploré par l’ouïe l’histoire récente du théâtre. 

À la découverte des sons d'un théâtre oublié

«Tout a commencé en 2007 à Montréal, à la fin d’un colloque sur l’usage scénique des nouvelles technologies. Nous n’étions qu’une poignée à nous être intéressés non aux images mais à ces sons que l’on ne voit pas. L’oubli – général – du sonore a été une révélation », raconte la chercheuse. Sur cette dimension jusque-là négligée de l’expérience théâtrale, une recherche pluridisciplinaire s’engage. De 2008 à 2012, entre Paris et Montréal, un premier projet mené par le CNRS et le Centre de recherche sur l’intermédialité s’intéresse au « son du théâtre », de la fin du XIXsiècle à nos jours et sous toutes ses formes2. « Mais en redécouvrant les centaines d’archives audio de la BnF, nous nous sommes aperçus qu’une période fondatrice pour le théâtre avait elle aussi été oubliée : l’après Seconde Guerre mondiale. » Le chantier est colossal, les ressources à leur disposition aussi. L’équipe Echo se concentre alors sur la question de la voix parlée sur scène, de 1947 à la fin des années 1990. Entre les acousticiens et les spécialistes en études théâtrales, un travail pionnier s’amorce. Chaque discipline a alors dû élaborer, au fur et à mesure, ses propres méthodes.

Cassette audio sur laquelle a été enregistrée une représentation d’Elvire-Jouvet 40 (spectacle conçu et mis en scène par Brigitte Jaques).
Cassette audio sur laquelle a été enregistrée une représentation d’Elvire-Jouvet 40 (spectacle conçu et mis en scène par Brigitte Jaques).

De la matérialité des documents à l’émotion des écoutes

Pour écouter et décrire ces spectacles du passé, les chercheurs et étudiants en études théâtrales ont ainsi dû affiner leur méthodologie3  et préciser leurs protocoles : entre autres, multiplier et varier les auditions. Plus de cinq cents heures d’écoute ont été nécessaires pour mettre minutieusement en fiches chacun de ces phonogrammes (bandes magnétiques ou disques Pyral et vinyles). « À terme, ces fiches viendront enrichir les catalogues de la BnF et pourront fournir des matériaux pour de futures recherches », souligne Marie-Madeleine Mervant-Roux.

Après cette première étape nécessaire, les chercheurs ont pu explorer d’autres pistes ; par exemple, la relation du public avec le spectacle, ou l’influence de la radio sur la création scénique. Leur étude des archives sonores révèle ainsi la richesse des expériences théâtrales menées dans la seconde moitié du XXe siècle : nouveaux lieux, nouveaux canaux de diffusion, nouvelles voix. Les chercheurs montrent aussi que le théâtre met la langue à l’épreuve à travers ses dictions, ses accents, ses nouvelles façons d’aborder les textes, chantées, criées, ou encore par la poésie sonore. « Enfin, nous avons complété ce travail par une enquête ethnographique sur la mémoire théâtrale menée par l'anthropologue Hélène Bouvier auprès de spectateurs de l’époque étudiée. Cela nous a permis de restituer, pour la première fois, la place de l’auditif dans l’expérience théâtrale », ajoute Marie-Madeleine Mervant-Roux.

De l’oralité à l’auralisation

Restituer l’écoute d’un public du passé exige également de considérer l’architecture et l’acoustique du lieu, notamment pour les théâtres disparus ou transformés, et les acousticiens ont cherché à reconstituer leur histoire architecturale. En combinant l’étude des archives sonores d’Echo et celles de photos d’époque – permettant par exemple de connaître les matériaux utilisés pour le recouvrement des fauteuils –, les acousticiens se sont penchés sur deux salles parisiennes : l’Athénée4 et le Palais de Chaillot. « Notre objectif était de modéliser les états antérieurs de ces deux salles, notamment de leur confort acoustique au fil de leurs transformations », explique Brian FG Katz, acousticien et directeur de recherche CNRS à l’Institut Jean le Rond d’Alembert5. Autrement dit : reconstituer l’expérience acoustique passée de façon à ce qu’elle résonne comme si l’on y était.

Le Soulier de Satin de Paul Claudel, mise en scène d’Antoine Vitez, enregistré en public dans la grande salle du Théâtre national de Chaillot. Extrait. Pierre Vial (L’Annoncier). © BnF collection sonore

Pour ce faire, les acousticiens ont travaillé à l’auralisation de ces salles, c’est-à-dire, la version sonore de leur visualisation. Pour Chaillot, l’auralisation complète n’a pu aboutir car les archives étaient trop peu nombreuses et dispersées6. Toutefois, ils ont pu en retracer ses spécificités architecturales et acoustiques : inaugurée en grande pompe en 1878, démolie puis reconstruite en 1937 avant d’être entièrement transformée en 1975, la salle était en fait plus conçue pour la musique que pour le théâtre – en témoigne le grand orgue qui occupait l’arrière de la scène.

En ce qui concerne l’Athénée, « nous avons pu recréer sa signature acoustique à travers les époques et l’expérimenter en réalité virtuelle auditive à différents points d’écoute7 » précise Brian FG Katz. Deux acteurs ont été filmés puis enregistrés sans la réverbération naturelle d’une salle afin d’obtenir un son « direct ». Le choix de la pièce n’a pas été laissé au hasard : il s’agissait d’un extrait de l’Ubu Roi d’Alfred Jarry, présent dans leurs archives sonores. Cet enregistrement été inséré dans la salle virtuelle, simulée. Le processus d’auralisation a ensuite permis de simuler le rendu sonore que l’on obtenait dans la salle d’époque, ceci en se basant sur les modèles visuels de la salle, des acteurs en mouvement et du public. L’expérience du spectacle est ainsi recréée virtuellement avec des comédiens en mouvement et un public qui réagit – le bruit ambiant de ce dernier ayant été recréé en enregistrant en studio les mouvements typiques des spectateurs.

Ubu d’Alfred Jarry, régie de Jean Vilar, enregistré en public dans la grande salle du TNP (Palais de Chaillot) le 14 mars 1958. Extrait. Rosy Varte (Mère Ubu) et Georges Wilson (Père Ubu). © BnF collection sonore

Ce procédé a permis d’étudier trois versions de la salle, saisissant ainsi les modifications qui y avaient été apportées au fil des rénovations : la version « originale », celle précédant 1988 et celle de 2015. La simulation a également été réalisée pour trois points d’écoute : au premier rang, au milieu du parterre et au premier balcon. « Les spécialistes de théâtre disposent ainsi d’un outil affiné pour mieux faire la part de l’ouïe, de l’écoute et de l’auralité dans l’expérience du spectateur, souligne Marie-Madeleine Mervant-Roux. Echo aura finalement fortement contribué à la prise en compte de l’acoustique dans l’étude des théâtres, perfectionné une ‟loupe acoustique” permettant de mieux entendre les spectacles du passé 8, et éclairé l’apport spécifique des archives sonores à la recherche9. »
 

Hommage à Gérard Philipe (décédé le 25 novembre 1959) à la une de la revue sonore Sonorama.
Hommage à Gérard Philipe (décédé le 25 novembre 1959) à la une de la revue sonore Sonorama.

Un site pédagogique inédit

Le site Entendre le théâtre rend compte de cet exigeant travail d’écoute et d’enquête. Il s’organise en quatre actes : un lieu où l’on écoute initie à l’acoustique des salles et des hors-salles originaux de la période – on y retrouve les salles de Chaillot et de l’Athénée ; la scène parle et chante veut faire percevoir le renouvellement vocal de la scène théâtrale française, de Paul Claudel et son Soulier de Satin au cabaret ; un théâtre accentué analyse la relation de la scène française aux accents populaires et étrangers ; un théâtre médiatisé, enfin, ressuscite la « deuxième scène » purement auditive de la radio et du disque. Une série de huit podcasts10, réalisée par la BnF, complète les expériences d’écoute en faisant entendre autrement les mêmes voix, d’Antonin Artaud à Georges Aminel. Ce parcours s’adresse aussi bien aux amateurs et simples curieux qu’aux spécialistes ou professionnels du théâtre. « Et ceci, dans toute la francophonie » conclut Marie-Madeleine Mervant-Roux. ♦

Pour en savoir plus, le site de la BnF Entendre le théâtre

A écouter et à lire sur notre site
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